Textes



Accomplir sa fugue


Il y a au départ un ressenti tout simple, glané ici ou là. Ce peut être une image de pub piochée dans un magazine, ou une photo (d'amour, de guerre, de paysage, de tout et rien, d'artiste ou d'anonyme) découverte au hasard, dans un livre, sur internet, ou encore un poème, le passage d'un texte lu quelque part, sa trace, l'odeur de son souvenir et puis aussi mes propres souvenirs, mon affect, mes sensations (comme aurait dit Cézanne), bref, ce que j'observe, saison après saison, presque à la dérobée, en me baladant en ville ou à la campagne, au bord de la mer ou en montagne ou même lorsque j'observe ce monde si vaste qu'offre le visage et le corps humain. Et puis il y a ce qui en particulier m'habite depuis longtemps déjà, la peinture et son histoire (Cavarage, El Greco, Rembrandt, Rubens, Ribera, Fragonard, Delacroix, Turner, Courbet, Monet, Van Gogh, Soutine, Giacometti, De Kooning, Cy Twombly, Paul Rebeyrolle, Eugene Leroy, Ibrahim Shada, Gérard Traquandi et d'autres encore que j'oublie).

Donc il y a ce ressenti, et une fois qu'il m'arrête, je le fixe rapidement sous forme de croquis, d'ébauche. Je dois aller vite. Je ne veux pas le perdre. Le temps est un goinfre qui ne mâche jamais sa peine et ce que tu ressens finit toujours dévoré. C'est pourquoi le dessin est important, il concrétise une idée, une composition, une stratégie d'approche vers le tableau et son possible accomplissement.

C'est alors qu'il me faut choisir un format de toile qui pourra au mieux correspondre à mon idée, à mes plans d'attaque. J'esquisse au fusain sur la toile apprêtée cette composition qui, je l'espère, soutiendra mes gestes à venir de peintre, ceux qui imprimeront mon corps sur la toile. Je crois, en effet, que la singularité de chacun de nos corps compose l'une des parts essentielle d'une manière ou d'un style. Le visage buriné de grisailles d'Alberto Giacometti, la détermination athlétique de Willem De Kooning, l'embonpoint bonhomme et un peu pantagruélique d'Eugene Leroy : on peint d'abord avec son corps. Ainsi que l'a dit Platon : la main est la partie visible de l'intelligence. Mais l'intellect véhiculant ce corps, heureusement, ne s'arrête pas pour autant de fonctionner. Aussi je réfléchis une dernière fois à la gamme de couleurs choisies, à la méthode a priori qui conviendra le mieux. Alors je m'élance vers cette inconnue presque toujours renouvelée : la peinture. Celle dont je suis fortement épris, cette si belle peinture à l'huile.

Et très vite l'idée que je me faisais du tableau à venir, tel un frêle esquif, se met à tanguer, à tournoyer comme emportée par les courants d'un fleuve à la crue débordante. L'image peut paraître exagérée, mais c'est vraiment pour moi l'impression que cela donne. Je peins et je tente de tenir la composition sans trop perdre de vue toutefois que cette idée de départ, par laquelle j'ai pu rentrer dans le ventre de la peinture, pourra éventuellement se fondre à l'intérieur d'une idée différente, voire d'idées superposées. Des idées de peinture. Tout cela est comme une fugue qui s'improvise et devant aboutir à ce que je désire le plus : obtenir un tableau, une surface plane sur laquelle la peinture semble affirmer une présence, une sorte de réflexion du monde. Et, à mon sens, un tableau ne s'accomplit que lorsque je réussis à toucher cette étrange et poignante ambiguïté qui fait que le sujet s'est transfiguré en peinture et la peinture en sujet.

D'ailleurs, au fond, peu importe le motif, le sujet employé (cette fameuse idée, ce point de départ), car il n'est pour moi qu'au service d'une seule chose : la peinture, cette matière insoumise, qui, à force d'être questionnée, s'équilibre enfin pour exprimer de par son cheminement une émotion qui saura dépasser peut-être tous les contextes, et surtout, je l'espère, qui saura me dépasser moi-même. Voilà quelle est mon ambition, voilà pourquoi je peins. C'est ainsi, de cette façon, que je crois pouvoir accomplir ma fugue. Dans la peinture.

C. B. (2011) 


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L'œuvre au Mal


Mourir, 
ça ressemblera sans doute à cela.

Quitter l'atelier pour ne plus jamais y revenir.
Laisser quelques toiles en cours derrière soi. Se retourner
une dernière fois avant de passer la porte. Puis éteindre la lumière.

Tout le travail en plan restera là à attendre,
que quelqu'un ou quelqu'une reprenne la chose en cours.
Si tant est que cette chose en vaille l'émoi.

Ce pourrait être ceci par exemple :
une poignée de signes fragiles qu'on esquisse à grand-peine
lorsque ce toujours trop bref mouvement de grâce
vous traverse du corps à l'esprit et de l'esprit au corps.
En l'espace d'une vie, on tente, presque avec désespoir,
de graver sur le ventre du temps ce geste impérieux,
tout en cherchant à ne jamais se craindre soi-même.

Et voilà ce geste récupéré, dilué dans le geste singulier d'un autre.
On y voit une impulsion semblant s'accorder à nos battements aussi
justement que notre cœur, lui, parait battre depuis toujours pour elle.

Nous devons croire que cette personne saura faire du feu
de ces frêles fagots, répandu là, épars dans l'atelier.

Mon espoir est de croire que je puis nourrir ce feu-là.

Mon espoir sera ma peine à nourrir ce feu-là.

Il n'y a pas d'espoir hormis ce feu-là.

Enfin il n'y a jamais d'espoir,
car un jour tu t'éteinds, tu ne meures pas, et l'espoir t'avait déjà quitté, et ce feu-là
est depuis entre des mains que tu ne connaitras jamais, et
quand pour la dernière fois tu te retournes et fait face à l'atelier,
ce qui reste de ton œuvre ricane... Tu fermes la porte
pour aller vers ton lit et enfin te coucher.
C.B. (2011)


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Objet de présence


Hier soir, en regardant la télé, je suis tombé sur un reportage dont le sujet portait sur l'exposition en cours regroupant les derniers travaux d'un jeune artiste peintre allemand de 38 ou 39 ans.
L'artiste et son œuvre y étaient naturellement encensés. Tout va tellement de soi sur un écran de télévision.
Plus tard j'ai éteint le poste, j'ai ouvert le bouquin insipide que je m'efforce de lire actuellement, l'ai refermé en baillant et j'ai tenté de faire un peu de dessin. Sans résultat. Voilà déjà presque un mois que je n'ai pratiquement rien produit, faute de matériel. Difficile dans ce cas d'arriver à sortir en une heure une esquisse convaincante.
J'ai donc déchiré les feuilles aux traits maladroits et inexpressifs.
J'ai aussi émis un rire quelque peu amer en songeant à l'artiste allemand, à ses tableaux comme des grimaces confortables, à ses couleurs impersonnelles, au choix de ses sujets grotesques et opportunistes, presque candides tant par leurs fausses provocations que par la redondance post-moderniste d'un art que l'on dit contemporain et que je vois s'essouffler à qui mieux mieux dans l'ironie, le kitsch, le cynisme et tout ce soi-disant glamour qui me paraît n'être que le mot masquant à coups de rimmel le haut du panier de cette culture de masse, ce nouvel ordre de l'art occidental et parfaitement libéral, ainsi que pouvait l'être il y a peu, celui des Nazis et des Soviétiques, ce triste idéal des monstres cupides.
Mais j'ai brusquement tu mon ricanement.
L'une de mes dernières peintures est un portrait, que je ne trouve pas réussi, d'Alberto Giacometti. En allant le regarder hier soir, j'y ai forcément plus vu un autoportrait qu'un portrait de cet aîné depuis trop longtemps disparu. J'ai alors ouvert une petite monographie des œuvres d'Alberto. J'ai feuilleté, observé, me suis arrêté à de nombreuses reprises. Un portrait saisissant de Yanaihara, un buste de Diego, l'étrange et beau visage d'Annette, de Caroline, les magnifiques dessins de la tête de Genet, de Matisse, ceux de sa mère adorée, des paysages, des intérieurs, des rues anonymes, un chat, un chien courbé, des déesses...
(Je repense à cette rétrospective à Paris, il y a une dizaine d'années. Les pièces étaient enchevêtrées, une salle se découvrant après l'autre. De petites salles, trop petites en vérité. Dans chaque pièce son lot de dessins, de sculptures et de peintures. Et au détour de la deuxième ou troisième d'entre elles, paf ! ce petit portrait peint avec sa tête minuscule, à dix mètres de distance. Une bille d'antimatière attirante comme un soleil noir, brûlant d'un cœur pareil à une accrétion aux soubresauts immobiles, hypnotiques, aussi évidents que la grâce un jour consuma l'esprit de Jean de la Croix ou celui de Nietzsche.)
J'ai soudain été pris de honte. Je sais posséder un certain talent de peintre, de dessinateur. Je n'ai d'ailleurs pratiquement rien fait d'autre de toute ma vie. Mais tout ce que je fais, même si cela est fait en toute honnêteté, tout mon travail n'est encore qu'un bricolage. Un bricolage qui en dit trop, ou pas assez. Un bricolage de gestes sincères certes, mais encore lourd de cette mélasse à laquelle la jeunesse, ma jeunesse, put s'enivrer. L'enivrement du pathos et des sentiments volontairement élégiaques, cette soif souffreteuse qui impose à votre peinture son sujet (souvent glauque) à défaut de s'accomplir pleinement en véritable peinture. C'est à dire en matière transfigurée. Lorsque l'ange vient se poser sur votre épaule pour abolir ce putain de sujet, ce putain de cadre, cette putain de culture.

Aujourd'hui, j'ai à nouveau regardé ma dernière toile, ce portrait pas si mauvais finalement, pour ensuite retrouver le livre entre mes mains avec en dernière page un portrait photo de Giacometti posant dans son atelier.
Cette tête sculptée de sculpteur. Cette tête en noir et blanc comme en témoignent les modelages de terre moulés de bronze, la peinture faite de zébrures en pagaille, grise comme la poussière, éternuée au milieu de nuits insomniaques passées à la lueur d'une ampoule blafarde tombant nue du plafond. Cette gueule en plâtre blanc, ombragée au brou de noix, ces yeux de cambouis, ces deux lagunes de pétrole au clair de lune, ce regard qui perce le crâne en ourlant la peau. Ce regard figé dans l'instantanéité d'un clic ! et que j'aurais tant aimé connaître.

Il y a des hommes qui marche les yeux vissés sur le monde, les autres et les choses. Jusqu'à l'obsession.
Il y avait Giacometti, à qui l'on demanda laquelle de ses œuvres il aurait sauvé si jamais son atelier était emporté par les flammes et qui répondit qu'il sauverait certainement un des chats de son quartier qui régulièrement venait gratter à sa porte pour savourer une écuelle de lait et son lit de camp les jours de pluie.
Il y a des hommes qui ne cherchent à exposer qu'afin d'en tirer une sorte de gloire, de succès, et d'autre qui font, tout simplement. Peut être pour saisir une radiographie d'eux-mêmes, de la vie qui marche, qui avance avec nous, puis sans nous, un temps avec Alberto, un autre temps avec le jeune peintre allemand, avec tous les peintres allemands, français, anglais, suisses, italiens, coréens, ivoiriens, lapons, et avec les sculpteurs aussi, les cinéastes, les écrivains, les chefs de guerre, les politiciens, les manutentionnaires, les électriciens, les paysans, les enfants, les chats, les chiens, le peuple de l'animé tout comme celui de l'inanimé.

Il y a tant de gens qui ne pensent qu'à se maquiller et à maquiller.
Et il y a ce qui nous reste d'Alberto Giacometti. Ce qui nous y est chuchoté.

Une émotion qui jaillit, face à laquelle la vie se dénude une fois sa moisissure atteinte.
Ensuite, on le sait, tout s'en retourne à la poussière, au sable, à certains de ces siroccos mouchetés de toute l'érosion des terres. Et une nouvelle fois on regarde l'œuvre d'Alberto, on observe son visage buriné, son atelier crasseux et l'on comprend mieux ce qui reste de lui : cette quête de l'être, cet autre toujours plus inconnu qui vous pousse à le comprendre sans le pouvoir vraiment. Ce qui s'appelle de l'amour. Des yeux qui vous scrutent au travers de la poussière et des vents du désert.

C. B. (2011)